VU DU CIEL

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Xavier Queipo

 

Vu du ciel  tout est différent:
les nuées de flamants et de hérons,
les volcans et l’eau verdâtre des cratères,
les glaciers et les moraines glissant  vers la mer .

Vue du ciel la misère n’existe pas,
les ombres sur les dunes ne dissimulent pas la guerre,
les plaques de gel ne prouvent pas la permanence de l’hiver,
les champs de coton ne sont pas des cimetières d’esclaves.

Vu d’en  haut  tout est différent:
les chevaux chimériques et les crevasses dans la roche,
les forêts  anéanties par l’incendie provoqué,
les ruines enfouies  sous un manteau de sable.

Vue de haut la misère n’existe pas,
les villes incendiées sont des étoiles dans un firmament vert,
les bidonvilles font bel effet,   avec leurs  bigarrures,
les fléaux de sauterelles sont des nuées de brouillard merveilleux.

Vu d’en haut tout est différent:
un troupeau traversant  joyeux une rivière de l’Uruguay,
les villages lacustres dans les rivières des Philippines,
les caravanes de dromadaires arrivant à Tombouctou.

Vue du ciel la misère est différente,
se fond dans  l’immensité et ne se voit pas.

Pour cela sans doute  les esprits bien-pensants
préfèrent-ils  toujours les photographies aériennes.

 

 

LA TAVERNE SOUS-MARINE

 

Immergée dans les fonds vaseux,
là où les courants s’entremêlent,
au pied de l’immense  rocher  qui émerge de la mer,
celui qu’au Finistère on appelle “le Centolo”,
il y a une taverne  hantée de retrouvailles et de  nostalgies.

Là  descendent chargés de récits et de légendes,
d’anecdotes authentiques ou mensongères,
de mondes inventés et révolus,
ceux qui dorénavant seront sel, et sable, et eau, 
poudre d’algues et pâture pour les requins et les roussettes.

Ils racontent leurs voyages transatlantiques,
les zones sablonneuses des Rochers Vierges, là-bas à Terre-Neuve,
la Mer du Gamin et  du Russe surtout,
la Mer du Miracle et les morues géantes,
les phoques dans une mer où prolifèrent abysses et  prairies d’algues.

Ils parlent et ne cessent  de parler
des sirènes perverses qu’ils ont rencontrées,
au cours de leur périple gris au milieu des vagues de la marée,
des monstres qui firent chavirer  leurs bâteaux,
des vents violents produisant une grande frayeur.

Ils racontent le soleil de minuit, les aurores boréales,
les îles aux Ours et du Cheval, les banquises de glace,
les nuées de mouettes et de sternes, de fous et de fulmars,
qui d’un vol rasant attendent une ration de viscères,
que décharge dans un fleuve de sang la gouttière du pont. 

Ils parlent sans arrêt de leurs fils,
de ce qu’ils auraient aimé pour eux mais plus maintenant,
de  la séparation des fiancées et de leurs amoureux,
de ce qui aurait pû être et que la mer a englouti dans ses vagues écumeuses,
avec l’inexplicable fureur et l’indifférence de l’éclair.

Ils racontent et ne se lassent pas de conter,
ces vieux Simbad rêveurs d’histoires,
aux anatifes incustrés dans l’aine et les pieds,
qui parcoururent les sept mers et  sept autres encore,
jusqu’à retrouver le “Centolo” en revenant du bout du monde.

Ils parlent de traversées et de ports lointains,
de femmes esquimaudes et de capitaines scandinaves,
de matrones  travaillant sur les bâteaux communistes,
des bouddhas que les Japonais nourrissent chaque soir,
de la richesse du Cap et des misères de Dakar.

Ils ont découvert d’étranges trésors dans les gréements,
des calmars géants et des tonnes d’ambre gris,
des thons gros comme des veaux et des roues de tracteur,
des vestiges de naufrages et des cadavres palpitants,
des amphores de vin et des joyaux de coraux.

Submergée dans les fonds vaseux
au pied de l’immense rocher qui de la mer émerge
il y a une taverne hantée de retrouvailles et de nostalgies,
où par les nuits froides de forte  tempête         
on écoute la prière ancestrale des marins disparus.

 

Finistère, 2002  Là où la mer ouvre des voies